2. Le débat sur la datation de l'anthropocène

2.1. Le débat sur la datation de l'anthropocène

Dans cette vidéo (12'43), Nathanaël Wallenhorst, professeur à l'Université Catholique de l'Ouest et doyen de la faculté d'éducation, présente les différentes théories qui cherchent à dater le début de l'anthropocène.


Transcription de la vidéo





Nous allons maintenant parler du débat sur la datation de l'entrée dans l'anthropocène. Dit comme ça, on pourrait se dire : "C'est quoi, ce truc un peu technique ?". Durant toute une période de ma vie, je me suis passionné pour ce débat sur la datation de l'entrée dans l'anthropocène.

L'anthropocène, c'est une position, une terminologie scientifique, qui a le statut d'époque.

Une époque géologique, ça signifie que l'anthropocène est positionné sur la longue échelle des temps géologiques comme une époque. Il y a des catégories temporelles qui sont proposées, des éons, des ères, des périodes, des époques, et puis des étapes ou des âges. Une époque, c'est plutôt un petit moment temporel, il y a des moments temporels qui sont beaucoup plus conséquents.

La communauté des géologues et des stratigraphes est organisée de la façon suivante : pour entériner une nouvelle époque, il faut savoir à quel moment elle a commencé. Si on arrive à amener les preuves du début de l'entrée dans une nouvelle époque, ça assigne la fin de l'époque précédente.

Toute la question, s’il y a anthropocène, c’est « quand est-ce que ça a commencé ? ».

Leur méthodologie est particulièrement intéressante, c'est même une forme d'école du raisonnement. Il faut que l'on puisse percevoir dans les coupes sédimentaires, dans les strates, dans les sols, un endroit où, de façon non équivoque, on perçoive un avant et un après, qu'on soit capable de le localiser quelque part et que ce soit en lien avec cinq autres endroits au niveau du globe, qu'il y ait une corrélation, pour signifier à travers ça la dimension systémique, globale. Tout un débat a donc eu lieu pour savoir quand nous pouvons dater l'entrée dans l'anthropocène.

Je vais passer en revue certaines des datations possibles de l'entrée dans l'anthropocène. Ce qui va être intéressant, c'est la façon dont chacune de ces datations permet de véhiculer une histoire, quelque chose de nous-mêmes, sur l'aventure humaine.

1. Les différentes hypothèses

1ere hypothèse

La première datation possible est due à un chercheur qui s'appelle Doughty, qui nous dit : est-ce que l'anthropocène n'aurait pas commencé il y a 400 000 ans, avec l'utilisation du feu ? De fait, quand les humains apprennent à utiliser le feu, il y a une petite modification de la constitution chimique de l'atmosphère puisqu'on renvoie dans l'atmosphère du carbone qui s'est stocké dans les troncs, dans les branches, dans les arbres, qui sont ensuite brûlés.

Très rapidement, on est passés à d'autres hypothèses puisque ce n’est pas suffisamment significatif ou perceptible dans les sédiments.

2e hypothèse

La deuxième hypothèse, on la doit principalement à un chercheur qui s'appelle Ruddiman, qui nous dit : est-ce que cela n'aurait pas commencé il y a entre 8 000 et 5 000 ans, avec le développement de l'agriculture ? De fait, en développant l'agriculture, les humains ont modifié les écosystèmes, et puis, il y a eu une modification aussi, à partir de là, de la constitution chimique de l'atmosphère. On était dans un moment d'oscillation entre des époques glaciaires plutôt longues, des époques interglaciaires plutôt courtes et on est entrés il y a 11 700 ans dans l'holocène, une époque interglaciaire. Et entre autres hypothèses, il y a le fait qu'on aurait pu retourner dans une époque glaciaire, s'il n'y avait pas eu l'agriculture pour stabiliser le climat et entraver cette oscillation.

3e hypothèse

Une troisième hypothèse est celle qui a été apportée au débat par Lewis et Maslin dans un article particulièrement célèbre dans la revue "Nature". Ils nous disent : est-ce qu'on ne pourrait pas dater l'anthropocène avec la rencontre entre l'ancien et le nouveau monde ? Que s’est-il passé dans ce moment de rencontre entre l'ancien et le nouveau monde ? Il y a eu à la fois des transferts de graines, de plantes, de végétation, d'animaux, etc. Il y a donc une modification des écosystèmes, et puis il y a eu aussi un transfert d'activité bactérienne, etc., avec les épidémies qui ont eu lieu, surtout au niveau des Amériques, et puis, un génocide particulièrement conséquent, violent, à l'égard des peuples amérindiens. Les peuples amérindiens avaient une maîtrise de l'agriculture et il y a eu, en un peu plus d'une centaine d'années, un génocide de plus de 50 millions d'Amérindiens. Des terres qui étaient des terres agricoles sont donc redevenues des forêts, des terres arborées, avec une captation du carbone plus conséquente. Dans les couches sédimentaires des glaces au niveau des pôles, on perçoit une baisse du taux de CO₂ en 1610 qui correspond à un moment donné à un pic dû à cette diminution de la population humaine, et en particulier d'Amérindiens, et à cette reprise de la végétation qui a capté du carbone.

4e hypothèse

Une quatrième hypothèse de datation de l'entrée dans l'anthropocène est due à Paul Crutzen, qui est le concepteur, l'architecte, du concept d'anthropocène. Il date tantôt en 1769, avec la date de dépôt du brevet de la machine à vapeur par James Watt, ou alors parfois en 1800 pour signifier à un moment donné la révolution industrielle.

Avec la révolution industrielle, c’est l'entrée dans une nouvelle ère dans son acception, non pas géologique mais sociétale, marquée par ensuite tout un tas de choses, l'industrialisation, etc., avec une altération des écosystèmes et une modification substantielle de la constitution chimique de l'atmosphère.

5e hypothèse

Une cinquième hypothèse possible de datation de l'entrée dans l'anthropocène, c'est en 1950. C'est principalement Zalasiewicz qui la propose, avec l'entrée dans ce qu'il appelle la grande accélération.

La grande accélération, c'est quand on regarde les graphiques de différentes courbes, autant des courbes qui permettent de maîtriser, d'analyser le système Terre, de comprendre le système Terre, que des courbes renvoyant à l'activité socioéconomique des êtres humains : on perçoit un emballement. C'est l'entrée, à un moment donné, dans le régime de l'obsolescence programmée, de la consommation de masse, etc., qui marque une étape supplémentaire après celle de la révolution industrielle d'un point de vue historique.

6e hypothèse

Une sixième hypothèse possible de datation de l'entrée dans l'anthropocène est due à différentes personnes, notamment Zalasiewicz. C'est en 1945, avec l'explosion de la première bombe atomique dont on retrouve des radionucléides aux quatre coins du monde, et tout particulièrement au niveau des glaces des pôles.

7e hypothèse

Il existe une septième hypothèse de datation de l'entrée dans l'anthropocène. On la doit à Wolff et d'autres auteurs, qui nous disent : "C'est quelque part dans le futur et peut-être qu'il serait plus sage pour les géologues d'entériner la datation de l'entrée dans l'anthropocène lorsqu'on aura quelques centaines d'années de recul."

Ce à quoi d'autres répondent : "En fait, si on n'entérine pas à un moment donné l'entrée dans une nouvelle époque géologique et que derrière ne découlent pas tout un tas de mesures sociopolitiques pour contenir l'emballement du système Terre, on n'aura jamais l'occasion de la dater parce que la vie humaine en société ne sera plus possible."

On voit la façon dont s'immisce ici un questionnement politique au cœur de ce questionnement scientifique.

2. Les récits portés par ces hypothèses

Revenons maintenant très rapidement sur chacune de ces datations car, comme on peut le voir, chaque datation est porteuse d'une histoire, véhicule quelque chose.

Si on met de côté celle d'il y a 400 000 ans avec le feu, qui est plus anecdotique, et qu’on regarde celle de l'agriculture, qu'est-ce qu'on nous dit en disant : est-ce qu'on ne serait pas entrés en anthropocène il y a 5 000, 8 000 ans, avec le développement de l'agriculture ? Puisque la question, c'est qui est le responsable ? C'est chacun de nous, c'est tout le monde, c'est Homo sapiens. À partir du moment où on mange, on a une responsabilité dans l'avènement de l'anthropocène.

Ensuite, si on regarde cette troisième hypothèse, celle de la rencontre entre l'ancien et le nouveau monde, qu'est-ce qui est responsable, fondamentalement ? On le voit, c'est l'impérialisme, la domination, l'esclavagisme, qui est, à un moment donné, responsable de l'entrée dans l'anthropocène et de la fragilisation des conditions bioclimatiques d'existence. Derrière, c'est ça, le problème de l'entrée dans l'anthropocène.

Si on regarde cette quatrième datation, avec la révolution industrielle, qui est responsable ? On le voit, c'est le capitalisme, c'est l'accroissement illimité de capital. Et puis derrière, on peut pointer du doigt certains barons du capital. Certains vont même plus loin et nous disent : est-ce que ce ne sont pas les Anglais, les Écossais, avec le dépôt de la machine à vapeur, etc. ?

Ensuite, la cinquième datation possible avec la grande accélération, qui est le responsable ? C'est l'obsolescence programmée, la consommation de masse, et derrière, l'entrée dans une société de consommation, où on consomme, on consomme... La consommation appelle la consommation de façon insatiable.

Enfin, cette sixième datation possible, qui est donc 1945, explosion d'une bombe nucléaire, qui est alors responsable ? On le voit, c'est l'association d'un pouvoir militaire et politique avec un pouvoir technoscientifique : ce n'est pas juste le pouvoir des scientifiques qui analysent le réel, mais qui, associés à la technique, peuvent impacter à une échelle particulièrement considérable le réel. On entre, de fait, dans une nouvelle ère, entendue au sens sociétal du terme, avec la possibilité qu'a l'humanité de se détruire. Et c'est bien ça, la question de l'anthropocène fondamentalement, c'est la possibilité que nous avons de nous détruire.

Je mets de côté aussi cette septième datation possible avec la question du futur.

3. Quelle hypothèse est privilégiée ?

Aujourd'hui, en l'état actuel des différents débats qui ont lieu au sein du Groupe de travail sur l'anthropocène, Anthropocene Working Group, AWG, la datation qui est privilégiée du point de vue de l'évidence de la preuve, ça va être l'explosion de bombes nucléaires.

Avant, il n'y avait pas les radionucléides, et après, il y en a. Cela a aussi pour intérêt d'entériner une époque géologique de façon plutôt courte, c'est-à-dire il y a 70 ans environ. Ça laisse ouvert la possibilité d'enraciner, de trouver un espoir ou une espérance intellectuellement honnête à la hauteur des enjeux en se disant : "Voilà, nous sommes entrés de fait dans une nouvelle époque géologique il n'y a pas si longtemps que ça et peut-être pouvons-nous encore, en nous tenant à des mesures radicales et en nous tenant fermement à ces mesures radicales, contenir l'emballement bioclimatique."