3. Surpêche et effets sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes

Philippe Cury explique comment la surpêche atteint les réseaux trophiques marins, et met en évidence certaines conséquences écologiques de cette pratique, comme la prolifération des méduses ou la disparition d'espèces prédatrices des espèces convoitées.



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Les sardines, les anchois, les morues ont nourri nos sociétés depuis le XVe siècle et ces ressources sont toujours apparues comme très abondantes et je dirais même inépuisables. Sur cette belle mosaïque romaine, on voit l'homme qui puise dans la Méditerranée des ressources qui paraissent abondantes, extrêmement abondantes et qui sont extrêmement diversifiées, une biodiversité incroyable. En réalité, Grotius en 1609 écrit Mare Liberum. Mare Liberum c'est le premier document juridique qui montre l'étendue de la mer et le fait que la pêche en mer est libre car il est impossible d'en épuiser les richesses tellement elles sont abondantes. Donc l'homme, depuis cette date pense que les ressources sont inépuisables.

En 1983, une période importante, ce sont les premières considérations sur la régulation de l'effort de pêche en mer, la régulation des activités de prélèvements des ressources marines et Thomas Huxley, grand ami de Darwin, lors de la Grande Exposition Internationale de Londres nous dit : « rien de ce que nous faisons ne peut affecter le nombre de poissons », les poissons en mer sont abondants et on peut les pêcher comme bon nous semble car ils se reproduisent avec une grande intensité.

En réalité, depuis les années 50, donc toute la période moderne, nous avons eu un appétit absolument grandissant pour les ressources marines et les captures n'ont cessé d'augmenter de façon incroyable puisqu'elles sont passées entre 1950 et aujourd'hui entre 10 - 15 millions de tonnes et  de nos jours quelque chose comme 80 millions de tonnes et au-delà. 

Dans cette évolution des captures que vous voyez sur cette courbe, en bleu, vous voyez une stabilisation des captures depuis les années 85-90. Cette stabilisation des captures se fait en réalité malgré un effort de pêche, rouge sur la courbe, qui n'a cessé d'augmenter.

Alors quand on parle d’effort de pêche, on parle bien évidemment du nombre des pêcheurs mais aussi du nombre de bateaux, du nombre de filets, d'hameçons et aussi de toute la technologie de pêche qui est mise en œuvre pour repérer les poissons. Et vous le voyez sur cette courbe, l'effort de pêche a augmenté depuis les années 90, il a été multiplié par quatre, alors que les coûts des captures sont restés stables. C'est la surexploitation, c'est-à-dire qu'on pêche de plus en plus sur le capital et non sur les intérêts naturels des populations animales.

Le résultat est la diminution d'abondance de nombreuses composantes et les composantes qui sont principalement visées par la pêche, c'est-à-dire tous les gros poissons comme par exemple les marlins mais aussi comme les requins, comme les morues, comme les grosses espèces qui sont d'intérêt commercial.

On voit sur cette courbe la diminution d'abondance de ces espèces au cours du temps par rapport à des situations où elles n'étaient nullement pêchées donc des situations historiques il y a 100 ans ou plus et on voit que certaines espèces ont diminué entre 60- 80-90% et même au-delà de leur abondance originelle. Il s'agit aussi d'espèces qui étaient autrefois exploitées comme les tortues marines, vous le voyez, qui ont diminué de plus de 90 % ou encore les requins, les requins en Méditerranée qui ont diminué d'abondance de 99 %, c'est-à-dire que là où il y avait 100 requins aujourd'hui, il n'y en a plus qu'un.

Donc une diminution globale au niveau mondial de toutes ces espèces de grands animaux, grands poissons. Le milieu marin s'est donc transformé, il s'est transformé au cours du temps et on voit que toutes ces espèces tendent à diminuer en abondance, toutes ces grandes espèces qui sont ciblées préférentiellement, les écosystèmes s'appauvrissent et les pêches se concentrent sur des espèces qui sont situées en bas de l'échelle alimentaire, c'est-à-dire des petits poissons. Des petits poissons qui se reproduisent plus vite comme les sardines, les anchois, les maquereaux.

Alors qu'est-ce qui se passe quand on surexploite ces espèces qui sont situées en bas de l'échelle trophique ? Qu'est-ce qui se passe sur les écosystèmes et leur fonctionnement ?

En réalité ces poissons, ces petits poissons, ce qu'on appelle encore poissons fourrage, qu'il s'agisse des sardines, des anchois, des harengs, sont tout à fait centraux, cruciaux pour le fonctionnement des écosystèmes marins puisqu'ils servent de proie pour de nombreux gros poissons mais aussi pour les mammifères marins et aussi pour les oiseaux marins. De plus, ils ont un impact sur le plancton car ils ont un rôle régulateur sur l'abondance de ce plancton.

Alors, qu'est-ce qui se passe quand on surexploite par exemple les sardines ? Et on a une expérimentation je dirais à grande échelle avec la Namibie, la Namibie qui a une très grosse pêcherie, un écosystème extrêmement productif et qui produisait dans les années 70 beaucoup de sardines puisqu'il y avait à l'époque environ 10 millions de tonnes de sardines. La pêche a surexploité ces sardines et vous le voyez en noir sur ce graphe, les captures ont fortement diminué dans les années 80 et depuis elles sont extrêmement faibles et la pêche a en réalité continué de surexploiter cette sardine dont l'abondance est devenue très minime.

Alors cela je vous l'ai dit, ces sardines-là sont une composante essentielle pour le fonctionnement des écosystèmes et qu'est-ce qui s'est passé quand on a retiré ces sardines ? La nature ayant horreur du vide, vous avez une composante de l'écosystème qui était auparavant extrêmement rare qui sont les méduses qui se sont mises à proliférer et proliférer de façon incroyable puisqu'il y a entre 12 et 40 millions de tonnes de méduses en Namibie qui se sont installées dans l'écosystème de façon pérenne depuis 30 ans.

Donc c'est ce qu'on appelle en écologie un changement de régime, c'est-à-dire que l'écosystème, au lieu de produire des sardines, des poissons produit aujourd'hui des méduses et vous le voyez sur ces deux photos une plage vers Lüderitz en Namibie où vous avez un échouage de méduses et à droite les méduses qui constituent le principal plancton finalement des océans.

Alors ça a des conséquences bien évidemment tout à fait directes sur les pêcheurs, vous voyez ce que peut constituer une capture de pêche aujourd'hui, il faut trier le poisson au milieu de méduses donc c'est tout à fait défavorable à la pêche puisqu'aujourd'hui les méduses sont trois fois et demie plus abondantes que les poissons.

Ça aussi un impact tout à fait considérable sur l'écosystème marin puisque la nourriture pour de nombreux prédateurs a disparu, vous le voyez sur ces deux images, c'est que les manchots et les fous du Cap ont diminué de 77 % et 94 % respectivement en l'absence de leurs proies. Alors, sur les photos vous avez des colonies de manchots, une photographie prise à Lüderitz en Namibie en 1930 et la même photo prise en 2000. Vous le voyez, les manchots ont disparu, ils ont disparu faute de proies, c'est-à-dire n'ayant rien à manger, ils sont morts de faim en réalité.

Donc cette surexploitation des sardines a complètement bouleversé, vous le voyez, l'ensemble de l'écosystème et toutes ces composantes jusqu'aux oiseaux marins.

Mettre en œuvre l'approche écosystémique des pêches aurait permis d'éviter cette invasion par les méduses dans l'écosystème namibien puisqu'elle a été mise en place en Afrique du Sud qui est un pays qui est juste à côté de la Namibie et qui a mis en place depuis une vingtaine d'années cette approche écosystémique des pêches avec une approche participative et précautionneuse donc qui a arrêté de pêcher quand il y avait une surexploitation de la sardine et qui a maintenu cette composante sardine dans l'écosystème et grâce à cette science écosystémique intégrée et à sa mise en œuvre qui a été faite en Afrique du Sud, on a pu maintenir la productivité générale de l'écosystème marin et les pêcheurs.

L'approche écosystémique des pêches permet donc de maintenir la biodiversité au sein des écosystèmes, permet de maintenir aussi la productivité des océans. Donc en réconciliant la conservation et une exploitation écosystémique des pêches, on arrive à préserver cette productivité des océans et à préserver l'état de santé et l'intégrité des océans et par conséquent toutes les activités humaines qui en découlent.